Élise ou la vraie vie, une histoire de France

 

« Surtout ne pas penser. Comme on dit « Surtout ne pas bouger » à un blessé aux membres brisés. Ne pas penser. Repousser les images, toujours les mêmes, celles d’hier, du temps qui ne reviendra plus. Ne pas penser. (..) Dehors, les passants marchent, se croisent, rentrent, partent. Il y a des ouvriers qui portent leur petit sac de casse-croûte vide roulé dans la main. Les bars doivent être pleins, c’est l’heure où l’on s’y bouscule. »
Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie (1967)

« Tant de journaux, de témoins, de récits ont décrit, depuis, ces lieux où, parqués, agglutinés, survivaient des centaines d’êtres ; le faire, ce serait dire et répéter les mêmes mots, accumuler les mêmes adjectifs, tourner en rond autour des mêmes verbes : entassement misérable, souffrance physique, maladie, pauvreté, froid, pluie, vent qui secoue les planches, flaques qui se coulent sous la porte, peur de la police, obscurité, parcage humain, douleur, douleur partout. Un seul mot était inconnu ici, celui de désespoir. Tous disaient "un jour..." et aucun ne doutait. »
Id.

« Je voudrais saluer la grandeur de Michel Drach pour avoir osé porter à l’écran un sujet aussi brûlant qu’Élise ou la vraie vie. Son courage de faire un film sur la guerre sans nom m’avait touché. Et sur le plan du travail, avec l’équipe française, c’était enrichissant pour moi qui venait d’un cinéma balbutiant et rudimentaire. »
Mohamed Chouikh1

En pleine guerre d’Algérie, Élise, bordelaise, quitte sa ville pour aller rejoindre à Paris, son frère pour gagner sa vie dans une usine automobile. Elle y rencontre Arezki, un militant nationaliste algérien dont elle tombe amoureuse. Le découpage du film de Michel Drach suit assez fidèlement la structure narrative du livre de Claire Etcherelli. Le film dessine une chronique de la vie ouvrière des années 60, en soulignant l’ampleur de la répression policière à l’encontre des Algériens. Le livre de Claire Etcherelli et le film de Michel Drach constituent en ce sens à la fois un geste historique et un geste anthropologique, témoignant du présent politique de la France coloniale en s’attachant à la représentation du travail à la chaîne, des bidonvilles de Nanterre ou des habitats insalubres de la Goutte d’Or.

Jean-Gabriel Périot, dans votre film Retour à Reims [Fragments] (2021) librement adapté du récit éponyme de Didier Eribon et composé d’images d’archives, vous avez monté quelques plans d’Élise ou la vraie vie. Pourquoi un tel choix en faveur de ce film tout d’abord et pourquoi avoir choisi ces plans précisément ?

Le récit que j’ai élaboré pour l’adaptation filmique du livre de Didier Eribon traversait presque un siècle d’histoire de France vu depuis les parents et grands-parents de l’auteur, travailleurs et travailleuses pauvres, ouvriers et ouvrières. Après une première partie du film plus intime, la seconde partie s’attache à une histoire plus politique et interroge comment les parents de l’auteur, anciens militants PCF vont commencer à voter pour le Front national. Parmi les différentes tentatives d’explication données par Didier Eribon, la question du racisme est centrale. Il explique que si jusqu’à la fin des années 1970, le racisme endémique du peuple français n’était pas opérante en terme politique (le PCF par exemple, même avec retard, s’est prononcé pour une Algérie indépendante, la CGT prônait un discours d’égalité entre travailleurs, qu’ils soient nationaux ou immigrés…), avant de devenir centrale pour une partie des électeurs, dont d’anciens militants PCF. En tout cas, je cherchais des extraits de films, de reportages, de documentaires allant des années 1950 jusqu’aux années 1970 dans lesquels nous aurions entendu s’exprimer le racisme ordinaire des milieux populaires. Les assertions racistes pouvaient alors faire partie des discussions ordinaires, sans que celles et ceux qui les énoncent se rendent d’ailleurs forcément compte de leur violence. Il ne faut pas oublier que c’est l’antiracisme qui est un fait récent, principalement depuis la guerre d’Algérie jusqu’à son essor dans les années 1980. Jusque-là, en tant que Blancs, occidentaux, etc. on était « naturellement » persuadé de sa supériorité. En tout cas, quand on fait des recherches pour un tel film, on se rend vite compte que certains évènements, certaines catégories de population, certains traits de ces populations n’existent pas en termes d’archives. Ainsi, il n’existe quasiment aucun film dans la période qui m’intéressait qui traitait du racisme et plus précisément presque aucun dans lesquels nous aurions entendu des Français exprimer leurs points de vue racistes. Il n’y qu’à partir des années 1970 où l’on commence à trouver des documentaires dans lesquels des immigrés expriment la violence du racisme dont ils sont l’objet. Mais des Français racistes, ça n’existe visiblement pas… Nous avons fait des recherches très extensives et assez vaines. Jusqu’à tomber sur Élise ou la vraie vie dont je ne connaissais absolument pas l’existence jusque-là. J’ai pu le voir dans une version effroyablement mauvaise sur Youtube. Mais malgré cela, le film m’a pour, plusieurs raisons, assez bouleversé. Et il y avait cette séquence terrible que j’ai utilisé, et dans laquelle, pour une fois, l’auteur mets en scène des Français racistes, avec des assertions telles qu’on les entendait justement alors régulièrement dans la société.

 

Par ailleurs, cette interpolation de fragments de fiction dans votre film pose une question épistémologique, dans la mesure où ces fragments du film de Michel Drach sont montés parmi des images d’archives historiques ou vernaculaires. Quel est le statut de ces images au sein de votre « traité » d’égo histoire que constitue Retour à Reims ?

Dans le cadre d’un tel projet, je ne fais pas de différences fondamentales entre les différents types d’objets filmiques ou audiovisuels que j’utilise. Déjà, parce que je peux profiter de la culture visuelle des spectateurs. Tout le monde sait reconnaitre ce qui est du reportage télé, une news, un documentaire ou une film de fiction. Par exemple, l’extrait de Élise est qu’une qualité magnifique, en format cinéma et avec une grammaire de film de fiction. Inséré entre deux extraits de télé de mauvaise qualité, en 4/3, avec des grammaires très différentes, le spectateur sait que ce qu’il vient de voir est un extrait de film de fiction. Après, on peut en effet se poser la question du légendage des extraits. Mais si j’indiquais pour chaque extrait la provenance de celui-ci, ce serait indigeste (il y a plus d’une centaine de référence dans Retour à Reims [Fragments]) mais surtout inopérant. Ces informations ne serviraient qu’à confirmer à celles et ceux qui connaissent déjà l’extrait qu’il s’agit bien de tel film ou de telle émission. Les plus curieux peuvent toujours attendre le générique de fin pour vérifier les provenances des extraits qui leurs posent questions.

Mais plus fondamentalement, ce qui est le plus important pour moi c’est ce que l’on apprend de chaque extrait, ce qu’il apporte à la narration, comment il interroge l’histoire en train d’être racontée, etc. Si on s’intéresse à comment les œuvres décrivent les sociétés dans lesquelles elles sont créées, alors les différences de « genres » sont peu ou pas du tout opérantes. On peut apprendre par exemple de l’état de nos sociétés contemporaine aussi bien d’un blockbuster américain fascisant que d’un documentaire d’art et d’essai interrogeant des philosophes sur la même question. Ce qui est fort dans l’extrait que j’utilise d’Élise ou la vraie vie, c’est la description de la violence du racisme français dans les années 1960. C’est net, précis, rude. C’est ce qui est important dans ce choix, non le fait que ce soit un film de fiction ou d’auteur.

1 Mohamed Chouikh in Camille Taboulay, Le Cinéma métaphorique de Mohamed Chouikh et L’Arche du désert (Scénario et dialogue de Mohamed Chouikh), Paris, Éditions K Films

 

Pascale Cassagnau
Dérives
Septembre 2022
http://derives.tv/elise-ou-la-vraie-vie-1970-104-une-histoire-de-france/